07/05/2012
De minuscules Odyssées
Yves Leclair tient un capricant, coruscant et lumineux Journal d'Ithaque
Yves Leclair est une sorte d'Ulysse terrien, parfois l'aile céleste ou le pied marin, qui a l'art de trouver « l'or du commun » sous tous ses aspects. Les titres de ses livres le révèlent tantôt comme un « voyageur sans titre » et tantôt en « moyen ermite », sensible à « l'antique lumière d'Eden » autant qu'aux « bouts du monde », s'appuyant sur ses « bâtons de randonnée » avant de composer, au retour en son antre de Saumur, tel Manuel de contemplation en montagne (La Table ronde, 2006).
Ses dernières pérégrinations, des bords de la Loire au port du Pirée, ou de Riquewihr en Alsace, où « la bière laisse perler l'or /de sa lumière vénitienne », à Pruillé-le-chétif dans le Perche où comme Ulysse il cherche « sur les mamelons des collines, /le pêcher rose et l'églantine », cristallisent en 99 odyssées miniatures.
Ainsi le promeneur inspiré grappille-t-il, sous la forme épurée de 99 dizains, autant d'impressions et d'images, de fragments d'éternité filtrés par le verbe le plus délicat. Le recueil s'ouvre sur une vingtaine de Belles vues et va son chemin très attentif, à la fois particulier et très universel entre tel «retour du boulot » et telle notation sur les « merveilleux nuages » consignée « après avoir jeté des déchets végétaux », tout se trouvant enfin élevé à la hauteur d'une chose digne d'être vue. Regardez voir si c'est beau !
Yves Leclair. Le Journal d'Ithaque. La Part commune, 127p.
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31/08/2011
Crénom de Baudelaire !
En mémoire du poète des poètes, délivré des pesanteurs de ce bas monde un 31 août, en l'an 1867, par ciel changeant.
Celui qui revient à cette source noire et or / Celle qui revêt son armure de chair / Ceux qui se ressourcent au désert de la rue / Celui qui écrit un sonnet au sommet de la Tour de Babel-Oued genre minaret à sonnailles / Celle qui relit Le Spleen de Paris dans son loft du Marais / Ceux qui savent par cœur ces vers du poète des poètes : « Ô douleur ! ô douleur ! Le temps mange la vie / Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur / Du sang que nous perdons croît et se fortifie » / Celui qui inscrit le nom de Baudelaire au couteau sur la cuisse de son amante maure, juste après celui de Torugo, juste avant celui de Rimbaud / Celle qui voit tourner les phares au fond des musées endormis / Ceux qui hantent le « triste hôpital » en quête du moindre « rayon d'hiver » / Celui qui a stocké les poèmes appris par cœur dans sa mémoire vive sous le nom de dossier de Crénom ! / Celle qui aime bien ces deux vers d'une pièce condamnée : «Le rire joue en ton visage / Comme un vent frais dans un ciel clair » / Ceux qui savent en lui tous les musiciens et tous les peintres et tout le Verbe pour les dire / Celui qui se sent tout humour en lisant le premier quatrain du Mort joyeux : « Dans une terre grasse et pleine d'escargots / Je veux creuser moi-même une fosse profonde / Où je puis àloisir étaler mes vieux os / Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde » / Celle qui apprend ceci de la sagesse immobile des hiboux : « L'homme ivre d'une ombre qui passe / Porte toujours le châtiment / D'avoir voulu changer de place » / Ceux qui voient aujourd'hui et partout des Belges qui sont très français suissauds hollandais teutons touristes anglais à jacuzzis et barbecues nippons tous philistins et demi bouffeurs de macaronis virtuels berlusconiens / Celui qui estime que le cinéma belge est aujourd'hui baudelairien au possible / Celle qui trouve les prétendus rebelles actuels tout ce qu'il y a de belges / Ceux qui s'enorgueillissent de tenir un bordel au fronton duquel est écrit : « J'ai pétri de l'or et j'en ai fait de la boue » / Celui qui a vu Baudelaire et Caravage dans un bar du Purgatoire bien tard le soir mais leurs traits se reconnaissaient sous la lame d'un rayon clair / Celle que Baudelaire a connue non selon la Bible mais selon Platon / Ceux qui chinent jour et nuit dans sa brocante à ciel ouvert / Celui qui sait en lui aussi « l'appareil sanglant de la Destruction » / Celle qui se rappelle les moments de grâce à lire Baudelaire en classe de français avec ce Don Juan délicieux qu'était Georges Anex / Ceux qui aiment ses ciels changeants comme des humeurs de jeune fille et tout pareils à ceux des Antilles, etc.
Image : Baudelaire par Nadar.
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25/06/2011
Charles-Albert bleu et or
Tout nouveau tout bleu: le premier volume de la nouvelle édition desOeuvres Complètes de Charles-Albert Cingria vient de paraître à L'Age d'Homme.
Après l'édition chronologique initiale, voici donc une édition "polyphonique", redistribuant l'oeuvre par genres et par thèmes, comme une espèce de suite musicale. Ouverture / Fuites et poursuites / Explorations /Etapes / Regards / Atelier: telle est la première déclinaison des textes regroupés, auxquels s'ajoute un important appareil critique, absent de la première édition. Grâce aux notes en bas de pages, point trop pléthoriques, c'est une nouvelle lecture, à proprement parler, qui nous est offert, alors que le gros des notes est renvoyé en fin de volume. Ce premier de sept tomes paraît sous le titre de Récits, itinéraires et lieux dits. Son avant-propos, joliment ciselé dans l'esprit de Charles-Albert, est signé Michel Delon. Son introduction a été confiée aux soins de Doris Jakubec, qui fut de la première diligente équipe de pionniers conduits par Pierre-Olivier Walzer. Je reviendrai surabondamment sur cet événement éditorial à résonances cosmiques...
Charles-Albert Cingria ou le miracle en ce monde
«Etonnez-vous donc de ce soleil avant d'en réclamer un autre; mais étonnez-vous aussi de la vie, de cette vie, de la vôtre. Des miracles, vous en avez tout le temps», écrivait Charles-Albert Cingria.
Miracle d'aujourd'hui ou de demain: «Je me réjouis, demain, parce que c'est dimanche.»
Miracle de n'importe quel lieu: «Il y a une prairie avec des bambous. L'herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d'enfants. Des merles, à l'encre, y dessinent leur opulence bombée.»
Miracle des dons de la terre et du travail humain. «Le vin, c'est quelque chose d'arabe et d'immatériel d'abord.»
Miracle de la plus simple apparition: «Dans ce chaland, à l'arrière, il y a un solennel géranium. C'est tout: c'est prodigieux.» Ou s'agissant d'un être dégageant toute sa puissance d'être: «Un archange est là, perdu dans une brasserie.»
Miracle premier de notre présence au monde et qu'il y ait quelque chose plutôt que rien: «La modestie devant Dieu est une prière. Je me sens si lourd que je n'ose articuler. C'est dans cet état qu'il faut être. Divinement neuf et calme, comme une pêche en juillet dans la nuit d'un verger qu'aucun vent ne remue.»
Par miracle, Cingria désignait d'abord «cela simplement qui existe», dont il parlait comme personne. L'étonnement lui était naturellement chevillé au corps et plus encore à l'âme, et l'écriture en procédait comme une musique très spontanée et très savante à la fois. Il évoquait lui-même «le sens d'illumination continuelle» qui constituait sa «façon de procéder dans la mise au net de n'importe quel problème».
Sur le même sujet de l'étonnement primordial et communicatif de celui que ses amis ou ses fervents lecteurs d'aujourd'hui appellent familièrement Charles-Albert (comme Rousseau est dit Jean-Jacques), Pierre-Olivier Walzer, l'un des plus anciens et tenaces défenseurs de son oeuvre (dont il dirigea l'édition complète en dix-huit forts volumes, à L'Age d'Homme), notait: «Lire Cingria, c'est peut-être d'abord se donner le plaisir de se laisser surprendre, et il faut reconnaître que peu d'écrivains répondent à cette attente avec autant de prodigalité. C'est le souverain du caprice, le maître de la surprise.»
Pour lire Charles-Albert Cingria
Charles-Albert Cingria, La Grande Ourse, Gallimard, 90 pp.
Erudition et liberté, Gallimard, 502 pp.
Charles-Albert Cingria, OEuvres complètes + Correspondance générale, L'Age d'Homme, 17 volumes.
Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, nouvelle éldition critique. L'Age d'Homme, 7 vol. à paraître.Charles-Albert Cingria, La fourmi rouge et autres textes, préfacé par Pierre-Olivier Walzer. L'Age d'Homme, Poche suisse, No 1.
Charles-Albert Cingria, Florides helvètes. L'Age d'Homme, Poche Suisse, No 24.
Charles-Albert Cingria, choix de textes préfacé par Jean-Louis Kuffer. L'Escampette.
Charles-Albert Cingria, Le vérificateur des eaux. Choix de textes préfacé par Yves Scheller. La Différence. Charles-Albert Cingria, La reine Berthe. L'Age d'Homme. Poche suisse, No 115.
Charles-Albert Cingria, Portraits. L'Age d'Homme. Poche suisse, No 135.
Charles-Albert Cingria. Les autobiograpies de Brunon Pomposo. Postface de Ferenc Racoczy. L'Age d'Homme. Poche Suisse, No 157.
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04/10/2010
Un poète lunaire et ludique
Découverte d'un auteur original dans la foulée de Chappaz et Voisard: Pierre-André Milhit.
Le premier recueil de Pierre-André Milhit, poète sédunois né en 1954 et vivant à Montorge, séduit aussitôt par son ton vif et sa patte, sa musique très personnelle et son climat qu’on pourrait dire à la fois médiéval et très contemporain, tissé de rythmes bien scandés et d’images à la fine découpe, alternant fugues et reprises, chansons et ritournelles, formules bien frappées et souvent frottées d’ironie, jusqu’à la sentence parodiée, à la maxime gorillée.
Il y a ainsi, dans L’Inventaire des lunes, un mélange de fantaisie et de mordant, dont l’espace est d’emblée situé par l’auteur - qui le dédie à Youri Gagarine et Allain Leprest -, entre le cendrier et l’étoile, le verre de rouge et les nébuleuses, les sentiers valaisans fleurant le plein air et les fumées en suspens de la pétrochimie…
Comme on est en pays romand, mais sans estampille cantonale pour autant, la poésie de Pierre-André Milhit rappelle parfois celle du Valais de bois de Maurice Chappaz tournant au formica, mais aussi les ballades ou les foucades d’un Alexandre Voisard en son Jura libertaire. On voit très bien, ainsi, ses renards à l’ensauvagement de plus en plus menacé, se faufilant entre plants de vignes et zones industrielles, rêvant peut-être d’une liberté à l’aube et se cassant les dents sur des déchets nucléaires :
« ce renard est boiteux qui remonte l’escalier des vignes /
Son terrain de chasse s’amenuise au rythme /
de ses arthroses /
l’abri à vélos, le bosquet de sureau, la vigne de muscat /
et les chariots à poubelles /
plus de mulots, de poulardes ou encore d’œuf du jour /
il suit le même régime que les habitants de l’immeuble »…
Et le poète de se demander sous cette lune de mars « qui donc fera l’inventaire des renards citadins pour les /statistiques du printemps »…
Or ce renard, ces renardes, ce renardeau qui manque à l’appel tandis que le busard s’endort repu sur son aire, cette jeune renarde dînant des poubelles de l’hôpital et dormant à la lune de juin «sous un cheval à bascule du jardin d’enfant», cette dame renarde régnant « sur la plus belle place entre l’évêché et le grand palais » qui connaît « les habitudes de la mère supérieure / et les travers de l’huissier du tribunal », ces renards croisant la nuit «les peuplades du sombre», hérissons des bosquets ou noctambules éméchés, tous ces renards animaux ou humains affirment en ces pages une présence tandis que le poète «signale une absence » ou l’accueille à la lune de septembre , « là-bas au cimetière / un renard triste aligne des raisins sur une tombe / à la fin de la nuit le ciel est plein écran »…
La poésie de Pierre-André Milhit est faite pour être dite sous le spot de la lune ou d'un caveau, sur le pavé brillant où ses éclats rebondissent en billes ou en bulles, elle sonne clair et net dans la nuit et fait miel de tout le réel, rappelant aussi bien la poésie urbaine d’Allain Leprest quand son lyrisme chante aigre-doux :
«le conseil d’administration de la pétrochimie /
a dissout la lune dans des fûts d’aluminium /
et décrété que ses vampires et loups garous /
pouvaient sévir à toute heure du jour et de la nuit /
et la semaine et le dimanche /
les jours de fêtes aussi »…
Et de conclure sous la lune d’octobre : Quand la lune est suisse, le sage dort dans/ un safe et le fou marche sur le lac d’argent »…
La poésie de Pierre-André Milhit allie mélancolie et colère, chant de vie pour l’essentiel et donc ouverte à la beauté :
« on arpentait la forêt comme des contrebandiers /
Un muret un hêtre une pierre de tuf /
Il fallait gagner de la hauteur et du silence /
Un toit de feuilles rousses /
Un sentier de racines / une halte de vin chaud et de pain de maïs »…
Il y a de l’élégie dans ce recueil suivant la montée et la descente des saisons qui sont aussi les saisons de la vie :
« la lune de novembre est la lune de renarde absente /
C’est la lune des grandes fatigues et des errements/
La lune de novembre est la lune des amours dérobées /
C’est la lune des désarrois et des contritions »…
Et le monde est là aussi derrière la lune :
« une renarde a brûlé ses papiers kosovars/
Elle cherche refuge sous la marquise du couvent /
Le vigile loyal et méthodique fait feu /
Une renarde musulmane agonise sur une tombe d’enfant »…
Et le poète de relever « ce qu’il peut y avoir de noir dans ce noir / il va falloir écrire un douzième article / à la constitution de la haine ».
E la nave va, comme le disaitt Fellini dans sa nuit à lui, on voit passer son grand navire au-dessus du Rhône vert limon et des monts écailleux de la noble contrée :
« le renard est aux urgences /
l’alcool et l’amour /
lui ont bouffé le cœur /
il meurt à demi /
d’avoir vécu à double /
mille vies mille morts /
il meurt pour de vrai /
parce que c’est la vraie vie »…
Pierre-André Milhit. L’Inventaire des lunes. éditions d’autre part, 116p.
Photo de l'auteur: Augustin Rebetez.
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11/05/2010
Philippe Jaccottet reconnu par les siens
Le poète recevra le 13 mai, à Soleure, le Grand Prix Schiller, constituant l'une des distinctions littéraires helvétiques les plus importantes. Le 14 mai, il lira des extraits de ses oeuvres à l'enseigne des Journées littéraires de Soleure. Un nouveau livre est enfin à paraître aux éditions La Dogana, intitulé Le Combat inégal.
C'est un des grands poètes vivants de langue française qui est honoré, en la personne de Philippe Jaccotet, par la plus importante récompense littéraire attribuée en Suisse. Décerné pour la première fois à Carl Spitteler, Nobel de littérature en 1919, le Grand Prix Schiller, assorti d’une somme de 30.000 francs, n’a été attribué jusque-là qu’à quatre écrivains romands, à savoir Charles Ferdinand Ramuz, Gonzague de Reynold, Denis de Rougemont et Maurice Chappaz. Philippe Jaccottet succède à Erika Burkart, seule femme jamais récompensée. Moins « visible » du grand public que celle d’un Jacques Chessex, l’œuvre de Philippe Jaccottet sera la première, en outre, d'un auteur romand vivant, à faire son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade, dans le courant de l’an prochain.
Pour mémoire, rappelons que Philippe Jaccottet est né à Moudon en 1925, qu’il a fait des études de lettres à Lausanne et s’est établi en 1953 à Grignan, dans la Drôme, en compagnie de son épouse Anne-Marie, artiste peintre. Le lien de Jaccottet avec le pays romand n’a jamais été brisé pour autant, entretenu par de fidèles amitiés (avec Gustave Roud, Maurice Chappaz et Jean Starobinski, notamment) autant que par ses relations avec nos éditeurs et autres journaux et revues accueillant ses textes de chroniqueur littéraire. C’est cependant à l’enseigne de Gallimard que son œuvre a acquis sa notoriété internationale, avant d’être traduite en plusieurs langues et commentée dans les universités du monde entier.
Poète de la présence au monde le plus immédiat, dans la proximité constante de la nature, Philippe Jaccottet s’est également fait connaître pour ses traductions de très haut vol, dont celle de L’Homme sans qualités de Robert Musil et L’Odyssée d’Homère, entre autres auteurs italiens, allemands ou espagnols.
Dans sa préface à un recueil de Jaccottet (Poésie 1946-1967), Jean Starobinski célébrait la recherche, dans son œuvre, d’une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie ». On ne saurait mieux résumer la démarche du poète de Grignan, quête de sens et de perles sensibles au jour le jour, notamment dans ses merveilleuses notations de rêveur solitaire, et modulation musicale de joies et de douleurs captées au plus près.
À relever enfin qu’un nouveau livre de Philippe Jaccottet a été publié ces jours à l’enseigne de La Dogana, accompagné d’un CD où le poète lit des extraits de ses œuvres.
Soleure, le 13 mai 2010, au Stadttheater, à 16h. Remise du Grand Prix Schiller à Philippe Jaccottet. Dans le cadres des Journées littéraires de Soleure, le 14 mai à 17h. au Landhaus, Philippe Jaccottet lira des pages de ses oeuvres.
Dans la lumière de Grignan. Une rencontre.
C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné vous sentez que la lumière à tourné et que vous allez retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet et des aquarelles de sa femme, comme il y a un ton propre à la lumière du Vaucluse de René Char, voisin d’en dessous, ou à celle du Lubéron de Giono, voisin d’en dessus.
La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg et plus encore sous les hauts murs du château de Madame de Sévigné, puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies dont la douce patine rend les lieux pleins de tableaux et de livres aussi simples et familiers que l’accueil de nos hôtes, cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de sa compagne. C’est cette même lumière, d’ailleurs, et tout ce qu’elle relie, qui a constitué l’une des «surprises» fondamentales de la vie des Jaccottet à Grignan, où ils s’installèrent dès 1953 et qui devint leur véritable «foyer» poétique.
«Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution». Pour l’écrivain contraint de gagner sa vie, la traduction fut estimée la possible alternative à la plus confortable carrière de professeur en Suisse romande, permetant en outre au poète de se tenir plus libre et concentré devant «la chose», loin de l’agitation du milieu littéraire parisien. Ainsi, avec une famille bientôt agrandie (Antoine vint au monde en 1954, et Marie en 1960), et sans que le travail de l’un n’écrase jamais l’autre (on se rappelle la femme de Ramuz renonçant bientôt à la peinture...), les démarches du poète et de l’artiste, marquées par la même recherche de la lumière, s’épanouirent-elles à la même approche du réel.
Comme nous évoquons l’origine de l’acte créateur, à propos de la rêverie merveilleuse sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse encore à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan.
«Ces surprises étaient d’ordre lumineux, donc si on commence à réfléchir prudemment, on pourrait dire que cette multiplicité d’éclats pourait provenir d’un centre auquel on pourrait doner le nom de joie, très lointainement, parce qu’il s’agit de la manifestation d’un sentiment qui semble avoir été beaucoup plus intense en d’autres temps. Dans certaines oeuvres du passé, je pense à Homère, ces éclats qui reflètent la réalité sont, en tout cas, beaucoup moins soumis au doute qu’aujourd’hui. De la même façon, je pourrais trouver, dans mes souvenirs d’enfance ou d’adolescence, des moments où se sont manifestés des éclats de cette joie, mais rien ne s’en est déposé par écrit. D’ailleurs le mot joie, l’idée centrale adviennent après des expériences frêles et immédiates qui me sont venues ici au fil de nos promenades. C’est ici que mes yeux se sont ouverts sur le monde sans que cela participe d’aucun programme ou d’aucune décision. J’essaie toujours d’être dans le présent et le plus possible dans l’immédiat. »
Cette présence immédiate, qui se traduit dans ses livres par la recherche constante du plus simple et du plus juste (tous ses commentateurs relèvent cette incomparable justesse d’une parole qui investit le réel avec une sorte de douceur puissamment irradiante), Philippe Jaccottet, et sa femme tout pareillement à l’évidence, la vit au quotidien et sans pose. Ses lecteurs savent, dans son oeuvre, autant que ces feux épars de la joie que symbolise notamment tel cerisier au bord de la nuit, la présence du doute et d’une «éternelle inquiétude», le poids aujourd’hui du vieillissement et le rappel quotidien des atrocités qui ensanglantent le monde. Or plus que les massacres suscitant l’indignation ostentatoire de nos grands intellectuels, c’est, soudain, dans la chambre à musique, le rappel de la disparition de deux amis chers de longue date qui fait peser toute l’ombre de la mort avec une espèce de densité physique. Naguère critiqué par tel pair politiquement engagé lui reprochant de se «promener sous les arbres» au lieu de le faire «sur les barricades», Philippe Jaccottet n’a rien pour autant de l’esthète diaphane qu’on imagine parfois et l’on sent, à ses côtés, sa femme participer à l’accablement, voire au dégoût que peut susciter le spectacle de notre drôle de monde.
«S’il m’arrive, précise le poète, de faire mention de faits d’actualité qui m’indignent, je me vois mal les rappeler comme des mérites particuliers... L’oeuvre de Mandelstam vaut-elle par ses rares implications «politiques» ou par son total engagement poétique et existentiel ? Et ne voit-on pas aujourd’hui qu’un Rilke, supposé s’être complu dans le voisinage de dames aristocrates, reste plus «réel» et agissant sur de jeunes lecteurs que tant de littérateurs dits «engagés» ? Philippe Jaccottet lui-même , qui s’est posé maintes fois la question de la légitimité de toute parole «après Auschwitz», écrit cependant «que la poésie peut infléchir, fléchir un instant, le fer du sort. Le reste, à laisser aux loquaces»...
Anne-Marie Jaccottet peint «d’après nature», comme on dit, avec des éclats de joie chez elle aussi qui rappellent un peu, en plus modeste, les contemplatifs lumineux à la Bonnard. «Ce que l’on voit dans ces paysages et dont on sent l’odeur, c’est la terre au matin», écrivait Paul de Roux à propos de ses aquarelles, faisant comme un écho à Jean Starobinski qui disait Philippe Jaccottet «l’un de nos plus merveilleux poètes de l’aube.» Avec une attention émouvante, le poète lui-même commentait ainsi la progression de sa compagne: «Ayant vu cette oeuvre s’élaborer lentement,à travers les obstacles qu’une femme, embarrassée d’autres tâches inévitabéles, rencontre chaque jour, cequi n’a cessé de me surprendre, c’est la façon dont le temps, qui nous use, sait aussi nous aider: on ne voyait pas se faire les exercices, les essais, les retouches qu’on imagine indispensable, il y avait même des périodes, impatiemment subies, d’inactivité forcle; et comme brusquement, on se trouvait da ns une phase nouvelle, on était monté d’un étage; comme si le changement, le progrès (manifeste) s’étaent fait «en dormant», comme si c’étaien les jours eux-mêmes, et les nuits (presque autant que l’oeil et la main) qui avaient agi». Et ces mots aussi, du poète à propos de l’artiste, ne pourraient-ils être retournée au premier ?
Ce qui saisit, en tout cas, dans la lumière déclinante de l’après-midi d’hiver à Grignan (plus tard, de la terrasse du château ouverte aux lointains pénombreux, ce seront ces «couleurs des soirs d’hiver: comme si l’on marchait de nouveau dans les jardins d’orangers de Cordoue»...), et alors même que Philippe Jaccottet récuse avec insistance son accession à la sérénité de l’âge, c’est la justesse, là encore, d’un partage vivant de la lumière des jours.
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06/12/2009
Chappaz l'émerveillé
Le dernier livre, posthume, de Maurice Chappaz
« Je dis ma disparition… », écrit Maurice Chappaz dans le dernier livre qu’il écrivit entre juin 2008 et janvier 2009, interrompu par sa mort , le 15 janvier 2009, et dont 3 chapitre sur 5 viennent de paraître chez Fata Morgana, intitulés Le roman de la petite fille.
« Voici une heure que je rédige des lettres à des camarades dans l’existence. Sur une enveloppe j’écris le nom d’un ami qui dort au cimetière.
« Pour un peu je mettrais l’adresse du cimetière.
« Ce qu’on fait avec plus d’intelligence quand on prie ».
Maurice Chappaz ou l’intelligence faite poésie : le même pour l’essentiel à passé nonante ans qu’à son premier écrit septante ans plus tôt, intitulé Un homme qui vivait couché sur un banc, je veux dire : le même qui prie et fume, dans la prose la moins fumeuse qui soit : nette et fluide, dansante d’image en image, candide et poreuse, fondue dans le murmure de la nature en laquelle le poète voit partout Dieu. On le retrouve d’abord «à quelques pas de sa maison natale qu’on appelle l’Abbaye », écoutant « avec une joie secrète » l’eau d’une fontaine. « On dirait des diamant qui chantent », notera-t-il tout à l’heure sur une des enveloppes qui lui serviront de papier brouillon où écrire ce livre : « Ce sont les paroles des grandes forêts sombres où se cachent les sources ».
Le tout vieil homme se sait « vers la fin de sa vie », comme on le sentait déjà en tourbillon dans La pipe qui prie et fume, et ressaisit tout ce qui a été dans tout ce qui est et sera, subissant certes un « séisme » physique et mental mais qui « dépasse le désespoir car on s’aperçoit que la vie est un inconnu où l’on va disparaître et se fondre. Ou peut-être s’accomplir tant la vie dépasse toujours la vie ». Et ceci qui traduit si bien son esprit d’enfance inaltéré : « C’est ça la vieillesse : on s’y noie comme dans un berceau. »
À la toute fin de sa vie, le vieil homme subit des crises d’asthme, soulagées par une médication miracle que ne connut pas sa seconde épouse Michène, atteinte de ce mal vers sa troisième année. Michène se relevant la nuit pour le soulager, lui raconte ainsi ce souvenir d’enfance, et, de fil en aiguille, son enfance et sa mère, le Québec et sa tribu,: voici donc le roman de la petite fille à travers ses aïeux – les Albert et les Rivière, figures quasi mythiques - , le roman de Michène à fines touches et méandres, comme ceux d’un fleuve. On partira de la Grande Guerre et de migrations, d’entreprises humaines et de fâcheries puis de réconciliations, pour arriver aux tribulations de la mère et de l’enfant, entre pénurie et jeux enfantins. « Ma vie va finir. Ces jeux qui balancent le premier âge de mon épouse servent de rame à mes derniers jours. Je me suis embarqué ».
Comme dans toute l’œuvre, les images scintillent et sonnaillent en roue libre : « Le tram musiquait dans les rues avec son petit bruit de ferraille et de porte-monnaie. » Comme dans La pipe qui prie et fume, le texte respire la vie bonne : « La mort qui s’approche donne déjà à notre vécu cette dimension inconnue. Il y a de quoi être émerveillé et effrayé d’avance. On fait sa provision d’éternité sans s’en rendre compte. Tous les jours »
Comme une lettre du Paradis écrite les pieds sur terre et qui nous retombe du ciel en pluie vivifiante de mots radieux…
Maurice Chappaz. Le roman de la petite fille. Fata Morgana, 65p. Et pour mémoire : La pipe qui prie et fume, Revue Conférence, 2008.
Image: Maurice Chappez et Michène, sa seconde épouse, en Laponie
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24/04/2009
Alain Gerber poète
Les mains pleines d'orage
Elles vous brûlent les doigts
les années couvées dans les nids de mitrailleuses
c‘est un argent facile
que la monnaie de ce temps-là
Les belles années de l’ambition
fauchées au pied des sémaphores
la sueur et l’encre
la brume de craie
l’œil vert de la radio
le chagrin des fées
la peur léthargique du hanneton
dans sa boîte
la perplexité du doryphore
l’écho des voix sous les préaux
un ancien dimanche
en automne
jonché de marrons cirés
dans la buée des candélabres
le goût des robinets
de cuivre
les soirs qui jouent avec les allumettes
Ce sourire gourmé
le sourire du chat
sur le visage d’un cadavre ironique
allongé sous la glace
de l’étang des Forges
où l’on se confie
un pied après l’autre
au balancier de ses bras
un après-midi de Noël
prodigue en illusions concrètes
Les sentiers de mâchefer
la brume brune
le campement dissolu des cabanes à outils
leurs ailes de goudron battant leurs flancs
vermineux
à flanc de colline
les verres épais avec leurs yeux de verre
à ras bord la crasse du temps qui passe
payé rubis sur l’ongle dans les fabriques
la gloriette de guingois
au toit de zinc dépoli
on y respire encore les clafoutis
du temps des cerises
aucunement prophétique
Rester là
ne rien savoir d’aucun avenir pour personne sur la Terre
on voit si bien les montagnes
on pourrait les toucher du doigt
un vol de martinets
l’écho du silence
l’ombre sur le mur quand les gens sont partis
Les troupeaux frileux
les bœufs éberlués
entre les grilles des préfectures
ripant sur le pavé
grimpés sur le trottoir au grand scandale des assassins
armés d’un bâton
buveurs de café bouillu
l’odeur du sang des bêtes
à l’emplacement de futurs cinémas
derrière le brouillard et le pâle
du faubourg des argentés
sur le chemin des Perches
que le vent repousse au fond de ses ornières
un vent de fer et de dimanche raté
loin des désirs absolus
La rue des jeudis héroïques
de sabres et d’arbalètes
traversée par un mur
que couronnent
des tessons d’existence
le haut des plus hautes tombes
les chapeaux noirs des affligés
les plumets noirs des chevaux de corbillard
arborant le monogramme d’un défunt présomptueux
à qui en pénitence
on n’a même pas laissé son alliance et sa montre
sa tabatière son culbutot
et par-dessus la voix du bronze
absente
monocorde
qui ne connaît pas un mort d’un autre
ni celui qu’on regrette
ni celui qui voulut qu’on épinglât
sa médaille sur un coussin violet
(…)
Rue de Châteaudun
dans le jus de lanterne
sourde
où piétine le gros chien boréal
qui garde les saucisses
ébouriffé de fourrure orange
on charrie un fardeau sans poids de grammaires
de sapience
de plumier d’astrolabe
avec un chiffon doux aussi
sans doute quelques bons points
et un cahier couvert de papier bleu
étiqueté à l’anglaise dans un coin
on traverse les fumées charcutières
l’haleine des soupiraux
rosée de toutes les défaites
l’odeur grenue de la pluie de la veille
la poudre des petits matins
crissante comme du sel et
la queue d’un nuage
qui n’a pas fait sa nuit
et couche sur le trottoir
la tête reposant dans les bois de l’Arsot
(…)
Mon père enfile son casque
garnit de vieux journaux
sa veste de cuir
range dans sa serviette
ses crayons sa gomme son stylo
son décamètre
et les plans énigmatiques
de la Reconstruction nationale
sur du papier violet
il réveille avec précaution
sa motocyclette
il fonce vers Champagney Ronchamp Lepuis-Gy
naviguant sur le verglas
dans la purée d’aurore
(…) et parfois il achète un buffet ancien
délogeant une basse-cour
ou un tas de charbon
j’y songeais à ses funérailles
nous étions trois ou quatre
sous les branches nues
sous le ciel déserté
à quelques pas seulement de ses fenêtres
- et donc
tout ce temps
toutes ces années du cristal de l’or vieux et des cendres
tout ce long temps sans prix
tout ce temps compté
il avait pu
contempler à loisir
le décor de son trou…
(…) il n’est de lettres que d’exil
et confiées aux bouteilles
on écrit sur le mur de l’usine
les choses qu’on a perdues
on use son crayon
son rare son tout petit
dressé dans les décombres
la grosse affaire des vagabonds
et c’est toujours
merde à celui qui le lira
car personne ne lit plus
justement
les jours passent
plus ou moins
dans la cohue du portillon
l’air du temps
change de propriétaire mais
la vente continue durant les travaux
la braderie aux prix sacrifiés
où tout doit disparaître
et le reste est détruit
un beau matin
les temps avaient changé
si elles avaient pu se voir nos vies nos villes
ne se seraient pas reconnues
depuis des mois et des semaines
je ne dormais plus tranquille
pourtant je n’ai rien suspecté
l’enfrance s’est lassée de nos mauvais traitements
elle a déménagé à la cloche de bois
en oubliant de m’emporter
Bournazel n’est plus là pour personne
j’ai rangé
toute ma famille sous les arbres
des promesses de l’ancien régime
rien ne s’est accompli
sinon ce qu’on a pu
bricoler soi-même
c’est-à-dire un amour et aussi
une gaieté passagère
qui fut sainte et féroce
il y a bien longtemps
pieds nus sur les tommettes de titane
à tâtons je fais mon sac dans la cuisine obscure
des gamelles melles-melles
des bidons dons-dons
on est lundi matin d’une autre galaxie
la semaine sera longue
vivement dimanche !
des gamelles des gamelles des bidons
Envoi
Les graveurs de vent
les graves célibataires de leur propre créance
au lexique équivoque
aux gestes somnambules
aux maigres fournitures
aux barques trop fragiles
précaires gardiens des écuelles
se marient une année
sont quand même pendus l’autre
aux espagnolettes
de l’hôtel Algonquin
ayant renié leurs fraîches phrases d’avril
lovées dans les violoncelles
disposées en travers
des tickets de rationnement
leurs cous s’allongent pour voir
par-dessus la rampe
le côté du mur
qui n’en eut jamais aucun
(Mars 2008)
(Ces séquences sont extraites d'un vaste poème intitulé Enfrance, encore inédit. Elles constituent l'ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille, d'avril 2009, No77, qui vient de paraître, incluant un entretien avec Alain Gerber et un aperçu de son oeuvre romanesque.)
Dessin: Louis Soutter. Le navire, vers 1927-1930.
06:31 Publié dans Lettres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, littérature
15/03/2009
Mélancolie bleu pétrole
Bashung a traversé le miroir...
On avait beau le savoir au bout du chemin : c’est avec émotion qu'on a appris la mort, ce samedi préludant au retour des beaux jours, de l’étrange et magnifique Bashung dont le dernier opus, Bleu pétrole, nous a accompagnés ces derniers temps dans un climat de douceur crépusculaire aux errances rêveuses de résidents d’une drôle de république terrienne où le rose a des reflets bleus – des heures à se passer en boucle ces ballades aux mots-couleurs composant des tableaux-atmosphères «aux ongles un peu noircis» sur fond de jeunesses ébauchées, de tristesses surannées, sur «un grand terrain de nulle part » où règne une poésie sans rime ni raison…
On pouvait ne pas vibrer à toutes les compositions de Bashung et, pour ma part, je ne suis jamais entré dans ses explorations musicales les plus déjantées voire destructurées, mais tout son parcours est constellé de vrais bijoux, à commencer précisément par Bijou, bijou, où les tableaux bien ciselés de bribes de nouvelles à la Carver alternent avec des visions plus ou moins délirantes dans lesquelles il faut oublier, le plus souvent, le sens des mots, et plus encore le «message», pour se perdre dans le labyrinthe des images et des séquences restituant le climat d’époques successives, entre le folk de C’est la faute à Dylan et les relents des sixties (Hey Joe ou Nights in white satin), les clairières mélodiques des Mots bleus ou les fugues de Malédiction, d’ Osez Joséphine ou de J’passe pour une caravane, entre tant d'autres.
Le bleu pétrole, à la fois urbain et lyrique, correspond bien à la «couleur Bashung», avec une touche de surréalisme belge qui aura culminé dans la scène d’anthologie du dernier film de Samuel Benchetrit, J’ai toujours rêvé d’être un gangster, où le chanteur en long manteau de cuir noir rencontrait, dans une cafétéria du bout de nulle part, cet autre allumé en manteau de cuir noir que figure son compère Arno.
Là, à l’instant, Bashung me dit comme ça qu’il a des doutes sur la notion de longévité et sur la remise à flot de la crème renversée... donc voilà, pas de doute, le crabe a bel et bien tué l'Artiste, comme celui-ci a flingué la pianiste / afin que l’on sache / que quelque chose existe…
11:01 Publié dans Culture | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : chanson, poésie
06/07/2008
Classe d'eau
De l'aquarelle en eau profonde
Du bleu d’en haut il suffit de se laisser glisser le long des filins pour tomber juste au seuil de la classe d’eau, sur le promontoire dominant les fosses du Haut Lac, à la profondeur inspiratrice par temps clair autant que sous les triples pluies.
Votre arrivée est attendue dans le silence de l’aube que trouble à peine le passage des ombles. Votre seul désir de participer à la classe d’eau vous tient lieu de Welcome. D’ici ne seront écartés que ceux qui dénigrent l’exercice de l’Aquarelle Insoluble, ricanants ou sceptiques; nul esprit médiocre ne sera non plus admis dans l’orbe lumineux, ni les aigres ni les ladres, ni les mesquins, les chafouins, les sournois, les perfides, moins encore les faux derches.
Ici s’acquiert l’art de l’Aquarelle Insoluble, auquel sera consacré tout le cours d’été. L’étude de ce matin sera consacrée aux à-plats de lumière bleutée en transit submesible que vous exercerez en murmurant la Black and Blue Fantasy à l’unisson des conques, seulement appliqués à vous laver le regard…
Image: Le train des eaux, aquarelle de Marie-José Imsand, 2008.
13:51 Publié dans Culture | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : peinture, poésie
23/06/2008
Aphorismes verticaux
Découverte de Cvetko Lainovic
« Son vide apparent est la vie pleine », écrit Vladimir Dimitrijevic à propos des aphorismes et de la quinzaine de très singuliers dessins qu’il a publiés de Cvetko Lainovic, sous un titre on ne peut plus explicite : Honte des mots. Les uns, autant que les autres, aphorismes et dessins, expriment en effet l’inexprimable et, pour le lecteur, suggèrent plus qu’il ne disent l’inouï, l’inconcevable, l’aporie du dicible, la vision les yeux fermés.
« Ainsi, il ne reste que le verbe, l’essentiel, la ligne. La blancheur de ses dessins est tumultueuse, mais seulement dans l’œil de celui qui regarde », écrit encore Dimitrijevic, « c’est ainsi que j’ai subi la première vision de son art. J’ai lu, non, je me suis approprié ces aphorismes verticaux comme des météorites qui chutent. Inattendus ! »
Par exemple : «Les mots viennent du ciel, et les idées d’une insuffisance de rire ». Ou ceci : « Les horreurs ont leurs racines dans les idées claires ». Ou encore : « Je suis convaincu que la ligne que je piétine ressent une douleur ». Ou encore : « Toute pensée a son mort ». Ou encore : « La beauté se sépare de la vérité au moment où tu deviens sûre de l’une des deux ». Ou encore : « Les animaux sont beaux car ils ne perçoivent pas le temps ». Ou encore : « La beauté prend exemple sur la disparition ». Ou encore : »Les mots protègent le ciel contre nous ». Ou encore : « L’art fait que les vides souffrent moins ». Ou encore : « La peinture a été créée selon le principe suivant : l’oubli irradie ». Ou encore : « L’art et la femme représentent l’exception à toute vérité ». Ou encore : « On supporte le mieux l’inexistence ».
Mais la citation sélective mutile, il faudrait tout citer, ou plutôt il faudrait avoir ce petit livre à tout moment sous la main et le remplir de points d’exclamation ou d’interrogation. Traits verbaux ou picturaux fulgurent qu’on a honte de commenter. « Et le même trait fulgurant comme lame passant sur la peau fait naître les hennissements de l’étalon, la solitude du monastère, Moïse, les natures mortes, les balais, les saints », quelque part entre un Matisse en transe et le graffiteur du Mur des questions dernières…
Cvetko Lainovic. Honte des mots. Aphorismes. Traduit du serbe par Dejan M. Babic. L’Age d’Homme, 62p.
Dessin de Cvetko Lainovic : L’entrée à Jérusalem
06:44 Publié dans Lettres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, art, poésie